INTERVIEW PARUE SUR LE SITE ACTUABD LE 16 MARS 2019

Agata, épopée romantique au milieu des gangsters

16 mars 2019 
  • Au scénario, au dessin et à la couleur directe, Olivier Berlion entame avec beaucoup de brio une nouvelle saga traitant de l'irrémédiable ascension de Lucky Luciano, ce dernier étant confronté à la troublante fragilité d'une jeune femme dénommée Agata.
États-Unis, 1931 : période d’immigration massive, de grand banditisme et de profondes transformations économiques et sociales, l’Amérique de la grande dépression est à un moment intense de son Histoire. Et c’est là qu’arrive à Ellis Island une jeune polonaise de 19 ans, Agata.
En fuite après avoir avortée clandestinement, Agata n’avait d’autres choix que d’immigrer aux États-Unis et trouve refuge chez son oncle américain, au cœur du quartier polonais à Chicago. Prête à démarrer une nouvelle vie tranquille, tout bascule alors que les principales bandes rivales de la côte Est s’affrontent dans une guerre de territoire sans merci. Prise malgré elle dans cette flambée de violence, son chemin croise celui de Lucky Luciano, alors le chef de la mafia italienne et le gangster le plus puissant du pays depuis l’arrestation d’Al Capone !
Agata, épopée romantique au milieu des gangsters
Le milieu mafieux de la Prohibition et des années qui ont suivi ont déjà largement été traités en littérature, au cinéma, dans les séries et les bandes dessinés. Agata bénéficie pourtant d’un parfum particulier. Tout d’abord dans sa mise-en-scène et sa réalisation, car Olivier Berlion (après plusieurs essais) a choisi une mise-en-page très aérée qui donne du souffle et de l’ampleur à son adaptation. Puis grâce à l’opposition marquée entre l’irrésistible et meurtrière ascension de Lucky Luciano et la timide arrivée de cette migrante polonaise. Enfin, grâce à la sensibilité de sa couleur directe qui pousse le lecteur à mieux scruter les sentiments des personnages derrière l’implacable et omniprésente violence qui règne à l’époque.
Olivier Berlion
Photo : Charles-Louis Detournay.
"J’ai écrit Agata il y a quelques années, nous a expliqué son auteur Olivier BerlionTout d’abord pour un autre dessinateur, finalement accaparé par d’autres projets, et j’ai alors décidé de le réaliser moi-même car je m’étais fait prendre par l’histoire. Comme j’avais d’autres albums en chantier, il m’a fallu patienter avant de m’y atteler, ce qui m’a permis de beaucoup réfléchir sur la mise-en-scène : je voulais effectivement retrouver la poésie que j’avais dans "Lie-de-vin". Comme Agata est une histoire de gangster, on pourrait s’étonner que je désire y glisser de la poésie, mais à mes yeux, ce récit est un polar romantique. J’ai donc dû travailler pour supprimer tous les tics que j’avais acquis sur mes précédentes histoires sombres ("la Commedia des Ratés, L’Art du Crime, Le Juge - la République Assassinée", etc.). J’ai également décidé d’agrandir le format des cases, ce qui a fait exploser la pagination de 56 pages initialement prévu, afin d’influer sur le rythme de lecture. Une petite case muette est rapidement laissée de côté par le lecteur, et je voulais par exemple réaliser de grandes cases de plus d’une demi-page pour représenter la majesté de New-York, tel un empire à prendre."
"Enfin, j’ ai dû également abandonner mon trait pour faire revenir la couleur, continue l’auteur. Et je voulais une couleur qui soit narrative, sinon autant la laisser à l’ordinateur. Ce travail d’adaptation ne s’est pas fait d’une traite, comme on peut le voir dans le cahier graphique en fin d’album. J’ai commencé par dessiner vingt-trois planches avant de me rendre compte que mes noirs étaient omniprésents et trop lourd pour l’ambiance que je voulais instaurer. J’ai donc dû recommencer depuis le début : cinq mois de travail mis à la poubelle..."
La pleine page évoquée par Olivier Berlion.
Avec Agata, Olivier Berlion a donc trouvé le ton adéquat pour raconter son histoire de l’Amérique, à l’image du film Cotton club de Coppola, comme il le dit lui-même. L’auteur a pourtant opté pour une prise de risque en mettant en avant l’héroïne et son nom sur la couverture, avant de débuter directement par une scène mafieuse. Un risque auquel il a longuement réfléchi, comme il nous l’a expliqué :
"Je voulais que le lecteur comprenne qu’on suivait en réalité deux histoires dans cet album : celle d’Agata bien entendu, mais également celle des gangsters. Avec cette introduction mafieuse, j’ai utilisé cette grande pleine page avec la Statue de Liberté qui représente presque une seconde couverture, une façon d’indiquer que la seconde histoire débute. Puis j’ai surtout voulu rester très lisible, ce qui n’est pas toujours facile avec ces histoires complexes de mafieux, plein de personnages qui possèdent tous des noms assez ressemblants. Je ne voulais donc pas trahir la réalité des faits, tout en restant compréhensible."
En ouvrant un récit traitant de la Mafia, on pourrait s’attendre à des règlements de compte à tout-va, une violence exacerbée... Sans la camoufler entièrement, Olivier Berlion a pourtant choisi de la faire sourdre par le truchement des dialogues, dans les oppositions entre les personnages. La tension est donc présente, comme elle pouvait l’être à l’époque, dans tous les moments de la vie sans qu’il soit nécessaire de voir briller une lame ou de faire éclater le tonnerre d’une détonation. Et au milieu de tout cela s’installe une romance vécue par une héroïne presque éthérée, si opposée à ce milieu qu’on se demande en permanence comment elle pourrait s’enticher, puis se prendre de passion pour Lucky Luciano.
"Mon héroïne sert également à ce que les faits historiques soient amusants à suivre, nous a expliqué l’auteur. "En réalité, dans Agata, j’essaye d’opposer le solaire au sombre. Puis, je vais mélanger tout cela à partir du tome deux. Le point de départ de la série réside justement dans la pensée de Luciano, qui disait qu’il avait réussi dans les affaires car il n’était jamais tombé amoureux. Mais comme il s’est fait arrêté pour proxénétisme en 1936 et condamné à 30 ans de prison, je me suis dit qu’il avait dû déroger à sa propre règle. J’ai donc tenté d’imaginer ce coup de foudre de son côté. Quant à savoir si Agata partagera cet amour, je vais laisser au lecteur le soin de le découvrir par lui-même..."
Dans le chef d’Agata, Berlion raconte également l’histoire d’une jeune personne qui veut aller au bout de sa passion (ici, la musique) sans céder aux tentations qui se présentent à elle. Certainement une transposition des pensées personnelles d’Olivier Berlion, à qui il semblait que le monde entier s’était ligué contre lui pour qu’il ne fasse pas de bande dessinée : "Mes parents s’opposaient à cette vocation, ainsi que les professeurs. Puis, je perdais tous les concours... Une fois, à seize ans, j’ai participé à un énième concours, et nous n’étions que deux inscrits... Et j’ai perdu alors que l’autre n’avait que douze ans ! Démoralisé, j’ai dit à ma mère que j’arrêtais ! Puis, comme une drogue, je m’y suis tout de même remis une semaine plus tard : "Juste pour le plaisir" disais-je... Donc, j’ai ressenti ce besoin de suivre à tout prix une vocation !"
Avec ces 72 pages de récit, ce premier tome d’Agata propose une réelle immersion dans la période de la Grande Dépression américaine. L’alternance de ton entre le récit de l’héroïne fragile et du déterminé Lucky Luciano permet de profiter pleinement du ton caractéristique d’Olivier Berlion. De plus, le cahier graphique final permet non seulement de profiter quelques pépites complémentaires, et surtout de comprendre comment l’auteur s’est profondément investi dans la réalisation de son récit. Un travail payant, vu la réussite de l’album. Un gros coup de cœur, à ne manquer pour les amateurs du genre !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

INTERVIEW PARUE SUR LE SITE BRANCHE CULUTRE

Avec Agata, Olivier Berlion file Lucky Luciano : « L’engagement était total, j’ai redessiné trente planches et abandonné les encres noires que j’utilisais depuis des années »

Les gangsters ont la peau dure ! Sémillants ou empotés, séduisants ou répugnants, vilains ou héroïques, ils traversent les décennies et il y a toujours un film, un roman, une BD pour dépoussiérer leur mythe. Cette fois, c’est Olivier Berlion qui, seul-en-planches, s’intéresse à Lucky Luciano, un mafieux fédérateur qui menait bien sa barque avec un empire en béton… jusqu’à croiser Agata. Entre la fiction et le mythe du self-made-bandit, nous avons rencontré Olivier, dans les bas-fonds d’un New-York lumineux.
© Olivier Berlion
Bonjour Olivier, vous nous revenez avec Agata, une figure féminine pour mieux nous emmener au coeur d’un New-York mafieux. Celui de Lucky Luciano. Ça faisait longtemps que ça vous trottait en tête ?
Longtemps, oui et non. C’est un vieux projet, en fait, qu’à l’origine je ne devais pas dessiner. Je l’avais écrit pour un ami dessinateur qui n’a finalement pas pu faire le projet. Il était déjà question d’Ellis Island. D’autres récits sont venus : Le Juge, L’Art du crime… jusqu’à, au f ur et à mesure, avoir de plus en plus envie de concrétiser ce projet.
Avec comme bémol que ce terrain n’est pas vierge. Beaucoup de films, romans et BD’s ont épuisé ce milieu urbain et sans foi ni loi.
C’est vrai, la thématique et les lieux où je me suis installé ont souvent été visités. Esthétiquement, narrativement. J’avais déjà approché ce genre de récit avec Le Kid d’Oklahoma, un mélange de polar et de western.
© Olivier Berlion
Avec une certaine pression ?
Oui et non. J’ai vu énormément de documentaires. Je devais tout trouver pour pouvoir reconstruire, reconstituer la ville et son ambiance : les costumes, les lieux, les pièces. Mais je voulais surtout accoucher de mon propre univers, plus coloré qu’à l’accoutumée. Je ne voulais pas d’un polar sombre, je souhaitais le rendre poétique, être à mi-chemin entre dessin animé et réalisme.
© Olivier Berlion
Pour ce faire, vous invoquez un personnage mythique, Lucky Luciano !
Une figure incontournable à qui je voulais faire croiser la route d’une immigrée polonaise. Une femme des années 30, en pleine émancipation des femmes. La prohibition était passée par là, et malgré la restriction, une certaine liberté avait été acquise dans l’illégalité, plus rien n’empêchait les femmes d’avoir les cheveux courts, de boire des canons avec les mecs. Avec plein de freins malgré tout. Ce sont les premiers moments qui ont mené à une certaine indépendance.
Projet de couverture © Olivier Berlion
C’est ainsi  qu’Agata est née ?
L’idée était là mais il me fallait encore quelques recherches. Je suis tombé sur ces histoires d’avortement en Pologne, illégal dans ce pays très catholique. Beaucoup de femmes fuyaient donc le pays. Je pouvais faire coïncider ce phénomène de société avec un autre : la grande vague d’immigration entre 1925 et 1933. Agata a fui son pays après un avortement clandestin. Je voulais
De quoi introduire une femme dans l’univers masculin de Lucky Luciano.
C’est un mec qui a réussi sa vie de gangster en ne s’enquiquinant pas avec une nana, c’est en gros ce qu’il disait. Seulement, il a été arrêté en 1936. Ça me plaisait de lui imaginer un moment de faiblesse à cause d’une femme… mais aussi de réaliser un polar à destination des femmes.
© Olivier Berlion
Encore fallait-il un ciment entre Agata et Lucky.
Pour les faire se rencontrer, je me suis à nouveau servi d’une histoire réelle. Implanté notamment dans le milieu de la cimenterie, Lucky Luciano voulait établir un monopole. Et pour ce faire, il lui fallait décourager ses concurrents. Dont un industriel polonais qui ne s’est pas laissé impressionner. Jusqu’à ce que Lucky enlève son fils. Ce qui, dans mon histoire, allait mettre Agata sur sa route.
© Olivier Berlion
Lucky n’est pas aussi patibulaire et antipathique que certaines autres grandes figures du crime organisé. Il faut faire gaffe à ne pas trop s’y attacher ?
C’est vrai qu’il a un côté attachant. Sans doute, ses mémoires n’y sont-elles pas étrangères puisqu’il y raconte son enfance, sa revanche sociale. On peut avoir un petit a priori sympathique, d’autant qu’il avait envie d’unifier tout le monde et de débarrasser la ville de ses mafieux obsédés par leur ego et souvent racistes. Dans le gang de Lucky, il se fichait qu’il y ait des Juifs, par exemple. Ça le rend moins détestable que d’autres.
Ça reste un bandit qui a vécu de la prostitution, notamment. Tout en se faisant passer pour un gars  riche et entreprenant, toujours bien habillé et fixant ses rendez-vous dans des grands hôtels. Et s’arrangeant pour ne pas massacrer les gens en public.
© Olivier Berlion
Quant à éviter de trop s’y attacher, c’est ce qu’on apprend dans les écoles de scénarios. Hitler, quand il se levait le matin, avait sans doute l’agréable sensation de faire quelque chose de bien pour le monde ! Le Méchant ne s’avouera jamais être le méchant de l’histoire, justement. Il fallait qu’on sache qui il est sans forcément le lui faire dire. Avec Agata, j’ai essayé de cultiver un aspect solaire dans cette série, malgré tout. Quoiqu’il lui arrive, elle est toujours positive et heureuse. Ça me permettait de nuancer l’autre face, le côté sombre, dominant, terrorisant.
© Olivier Berlion
© Olivier Berlion
Une vraie quête de lumière, dans vos planches. C’était l’idée, dès le départ ?
Non, au tout début, j’ai réalisé trente planches plutôt sombres. Elles n’allaient pas dans le bon sens. Je voulais confronter le sombre à autre chose. On sentait trop le dessin. Du coup, j’ai redessiné ces trente planches. L’engagement était total, j’y ai mis mes économies, ce n’était pas facile de l’admettre mais c’était nécessaire.
Un essai de couleur sur une planche inédite © Olivier Berlion
Pour la petite histoire, mon dos m’a lâché. Je suis allé voir mon ostéo qui a relié ce mal à un manque de validation de soi-même. J’ai pris mon courage à deux mains, ai recommencé mes planches et le mal de dos est passé. J’ai abandonné les encres noires que j’utilisais depuis des années. Je suis revenu à un trait de ligne claire et ai banni les effets. Je ne voulais plus faire comme si… Pour faire un grillage, je devais m’atteler à le dessiner précisément, et non faire illusion avec des hachures ou une trouvaille qui « faisait » grillage et me permettait de gagner du temps. Même chose pour les murs, les routes, j’ai dessiné toutes les briques, tous les pavés. Les roues de voiture ! C’était plus net, j’ai gagné en authenticité. Je n’avais jamais poussé mon dessin à ce point-là.
© Olivier Berlion
© Olivier Berlion
Cela fait trente ans que je dessine. Si j’ai percé dans la BD, je rêvais avant tout de réaliser un film. Mais on ne fait pas un film comme ça quand on vient de la province. La BD permet de faire soi-même le casting, la mise en scène, la lumière. Et on évolue. Ici, trois voire, plus vraisemblablement quatre tomes sont prévus. Un tome, c’est l’équivalent d’un épisode de trente minutes d’une série télé.
© Olivier Berlion
Et pour le casting ?
Je ne me suis pas focalisé sur les vraies images, c’est un piège de faire des personnages trop ressemblants. D’autant plus que pour certains, on ne dispose que d’une photo vague ou floue. Je m’en suis tenu aux grandes caractéristiques. Mais Luciano me posait problème. En réalité, il avait une paupière à moitié fermée, stigmates de cette scène, au début de l’album, où il se fait refaire le portrait. Cette paupière dysfonctionnelle lui donnait un air un peu sournois mais ça ne marchait pas vraiment en BD, le lecteur pouvait prêter différentes interprétations à cette attitude, cela pouvait biaiser leur compréhension. Pour bien faire, j’aurais dû expliquer ce problème. Du coup, j’ai triché un peu et j’ai remplacé ce problème de paupière par une cicatrice.
Projet de couverture © Olivier Berlion
Et Agata.
Au départ, elle avait les cheveux courts, comme beaucoup de femmes de son époque. Mais ça la lui donnait un style trop raffiné. Du coup, je me suis inspiré d’une vidéo sur la Pologne des années 30, on y voyait notamment une chanteuse de rue avec un accordéoniste à ses côtés. Elle avait de longs cheveux blonds à la Bardot. Il m’était plus naturel de présenter Agata de cette manière. Même si elle va forcément évoluer.
© Olivier Berlion
Autre casting, celui du décor. Un univers urbain, comme vous les aimez, non ? Vos albums s’y implantent souvent.
Aimer ça ? Pas vraiment, en fait. Quand nous étions petits, avec un cousin, nous faisions des petites BD. J’étais incapable de dessiner les décors, donc il s’en chargeait. Et moi, je créais les personnages. Jusqu’au jour où il m’a laissé « tomber » – il est devenu architecte – et où il ne me restait plus qu’à faire les décors moi-même. Je me suis plongé dans une quantité inimaginable de bouquins. Et, comme souvent, le handicap est devenu une force. Bon, je ne m’éclate pas à chaque fois et je prends beaucoup plus de plaisir à faire une vieille cabane !
© Olivier Berlion chez Glénat
Ou une belle étendue d’eau.
Narrativement, ça évoquait énormément de choses. Ça permettait de laisser le lecteur respirer. De lui montrer le temps qui passe et la grandeur des États-Unis.
Quelles ont été les principales difficultés de cet album ?
Au scénario, il s’agissait de trouver une solution pour les planches centrales, quand Luciano va expliquer sa stratégie… sans que cela soit incompréhensible pour le lecteur. Je me suis arrêté à faire quatre cases sans aucune distraction, pour dire aux lecteurs « concentrez-vous ».
Graphiquement, le plus dur, ce fut les scènes d’intérieur avec des chaises partout, des gens, des perspectives..
© Olivier Berlion chez Glénat
Et niveau pagination, n’est-ce pas trop dur de se fixer sur un nombre de planches préétabli ?
Au début, j’ai présenté à l’éditeur ce qui devait être un 154 pages. Nous nous sommes rabattus sur une série. J’ai très vite senti que ce serait compliqué. J’ai tout fait en rough, poussé la mise en scène, le découpage, pour maîtriser le rythme.
En termes d’impression, je pense que l’ajustement du nombre de pages est beaucoup plus facile qu’auparavant, les cahiers ont changé. Ce n’est pas ce qui coûte le plus cher, c’est l’auteur! Si tout d’un coup, au lieu de 42 planches, il faut en payer cent à l’auteur, ça n’arrange pas l’éditeur. Par contre, pas de problème si l’auteur en fait cent au prix de 42 ! Ici, je pouvais me le permettre. C’est beaucoup plus compliqué en tant que dessinateur au service d’un scénariste. Il faut faire des compromis.
© Olivier Berlion
Vous chopez Lucky Luciano quand il tue « le père » et qu’il commence son ascension. Vous ne dites rien de sa vie, auparavant.
J’ai hésité mais je devais choisir : ou me pencher sur son enfance ou sur l’histoire de son empire en construction.
Au final, ces gangsters, qui sont-ils pour vous ? Une fascination ?
Je n’ai jamais été fasciné par les gangsters. ais je suis resté sur un film comme Les Incorruptibles de Brian de Palma ou Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Les films de Scorsese aussi. Au fond, il y a des bras cassés, des personnages qui sont au trois-quart crétins. Ça me plaît aussi, ça me permet de faire un peu d’humour tout en restant concentré sur le sujet.
La suite ?
Le tome 2… qui a du retard. J’ai refait des pages, j’ai eu un blocage scénaristique. Cette fois, c’est parti sur de bons rails.
Merci Olivier, vous pouvez reprendre votre flingue au vestiaire. Vous en aurez bien besoin dans ce monde trouble !

INTERVIEW PARUE LE 28 FEVRIER SUR LE SITE AGE-BD.COM

INTERVIEW – Olivier  Berlion: « J’ai voulu faire un polar qui s’adresse aussi aux femmes »



28 février 2019 par matvano
L’histoire démarre au début des années 30. Agata est une jeune polonaise de 19 ans qui trouve refuge chez un oncle aux Etats-Unis après un avortement clandestin dans son pays. Elle semble prête à démarrer une nouvelle vie tranquille, jusqu’à ce que son chemin croise, malgré elle, celui de Lucky Luciano, le gangster le plus puissant du pays depuis l’arrestation d’Al Capone. Signant à la fois le scénario et le dessin de cette nouvelle série, l’auteur français Olivier Berlion (« Sales Mioches », « Tony Corso », « Le Juge, la République assassinée ») se régale dans « Agata ». S’inspirant de films comme « Il était une fois en Amérique », « The Immigrant » ou « Les Incorruptibles », il met en scène avec brio le New York des années 30, au beau milieu de la grande dépression et de la prohibition. Quelques semaines après la sortie du tome 1 en librairie, nous lui avons demandé ce qui l’avait poussé à se lancer dans cette nouvelle saga.
Comment est né le personnage d’Agata?
Au départ, l’idée vient du dessinateur Olivier Wozniak. Il m’avait demandé une histoire sur les Etats-Unis dans les années 30. De mon côté, je voulais écrire un récit sur une jeune femme durant ces années-là, afin de pouvoir parler du début de l’émancipation féminine. Comme Olivier est d’origine polonaise, je me suis intéressé à la Pologne et j’ai découvert que l’avortement y était passible d’emprisonnement à cette époque, y compris pour celles qui avortaient. L’histoire est partie comme ça. Après, Olivier Wozniak n’a malheureusement pas pu la dessiner pour des raisons professionnelles et personnelles. C’est comme ça que je me suis retrouvé à la dessiner moi-même. Au final, je trouve que c’est plutôt une bonne chose parce que plus j’écrivais l’histoire, plus j’avais envie de la dessiner.
Est-ce que vous avez changé un peu le scénario quand vous avez su que c’était vous qui alliez le dessiner?
Oui, j’ai apporté quelques changements. Je me suis notamment permis de faire plus de pages que ce qui était prévu dans le scénario initial. A la base, c’était du 54 pages bien classique. Mais dans la mesure où j’étais à la fois le dessinateur et le scénariste, j’ai pris la liberté d’ajouter une vingtaine de pages en plus. Cela m’a permis d’insérer certaines scènes supplémentaires, d’en allonger d’autres et aussi de dessiner quelques grandes images qui, à la base, n’étaient pas prévues dans le scénario.
Comment vous est venue l’idée de mettre un gangster comme Lucky Luciano sur la route de votre Agata?
Il y a eu deux points de rencontre. Le premier, c’est un élément que j’ai découvert en m’intéressant à ce fameux syndicat du crime dont faisait partie Lucky Luciano. A la fin de la prohibition en 1933, ces gangsters ont décidé de se lancer dans des affaires légales pour continuer à gagner de l’argent malgré la fin de cette manne financière facile. Ils ont notamment répondu à un appel d’offres pour construire une digue dans le New Jersey. Comme dans la BD, il y a alors réellement eu une famille polonaise de cimentiers qui a résisté aux tentatives d’intimidation de Lucky Luciano et de ses hommes. Les gangsters ont même enlevé le gosse du patron. Du coup, les Polonais ont fini par céder sur tout. L’autre point de connexion vient d’une déclaration de Lucky Luciano. Il disait souvent que s’il avait réussi dans le business, c’est parce qu’il ne s’était pas encombré d’une histoire sentimentale, contrairement à certains de ses comparses. Etant donné qu’il s’est finalement fait arrêter en 1936, je me suis dit qu’il avait forcément dû avoir un moment de faiblesse.
Pouvez-vous déjà lever un coin du voile sur ce qui va se passer dans le tome 2?
Dans le deuxième épisode, Lucky Luciano va se retrouver bien embêté. Etant donné que sa règle est de ne tuer personne en-dehors du crime organisé, il ne saura pas très bien quoi faire de cette Agata que ses hommes ont ramenée. En plus de ça, il va se rendre compte que cette femme ne le laisse pas indifférent. La seule chose qui est sûre, c’est qu’il va devoir garder Agata en otage, ne serait-ce que pour s’assurer que les Polonais tiennent leurs engagements et ne portent pas plainte. Comme il connaît tout Broadway et qu’il sait qu’Agata est une chanteuse, il va donc lui proposer de lancer sa carrière.
Est-ce que tout est déjà écrit ou votre scénario évolue-t-il encore au fur et à mesure de la réalisation des albums?
L’histoire est totalement écrite. Bien sûr, j’aurai sans doute envie de renforcer certains personnages ou de modifier l’un ou l’autre détail, mais je sais déjà comment elle se termine. Et puis de toute façon, elle est cadrée par les événements historiques réels. L’arrestation et le procès de Lucky Luciano, par exemple, sont des repères temporels obligatoires. Je me dois donc de les respecter.
Est-ce que vous croyez, comme Lucky Luciano, que tout peut s’acheter, à condition d’y mettre le prix?
Le principe de mon histoire est justement de montrer qu’il y a des limites à cette règle. Il y a des gens qui ont des limites. C’est le cas d’Agata, par exemple.
Est-ce qu’on peut dire que votre histoire est une sorte d’opposition entre le bien et le mal?
Ce n’est pas aussi simple que ça, mais on peut effectivement dire que c’est l’intégrité contre la corruption. C’est comme en politique. Il y a des gens qui restent intègres toute leur vie, quitte à ne pas faire carrière, et il y en a d’autres qui cèdent. Ce n’est pas une question de bien ou de mal, c’est juste qu’il y a des gens qui veulent rester fidèles à eux-mêmes et d’autres qui sont prêts à abandonner une partie de ce qu’ils croyaient être.
L’Amérique des années 30, c’est une période qui vous fascine?
Il y a quelques années, j’avais déjà fait une BD sur cette époque, qui s’appelait « Le Kid de l’Oklahoma ». Déjà à l’époque, je m’étais dit que j’avais envie de retourner un jour sur ce terrain. En plus, il se trouve que j’étais en train de regarder la série « Boardwalk Empire » quand Olivier Wozniak m’a parlé de son idée. Je suis également un grand fan du film « Il était une fois en Amérique ». Mais cela ne veut pas dire que j’ai essayé d’imiter cet univers. J’ai vraiment voulu faire un truc différent de la série et du film, notamment en choisissant de raconter cette époque sous l’angle d’une femme, ce qui est très peu fréquent dans les histoires de gangsters.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période?
Graphiquement, j’aime ce mélange de western et de modernité. Les belles voitures, les beaux costumes. Il y a une vraie richesse visuelle, une certaine forme d’élégance. Forcément, les années 30 résonnent aussi par rapport à notre époque actuelle. Le krach de 1929 fait penser à celui de 2008. Déjà à l’époque, il y avait aussi beaucoup de corruption et de voyous dans les cercles du pouvoir. On croit découvrir des choses aujourd’hui, mais on se rend compte que ces choses existaient déjà il y a près de 100 ans.
Quelles ont été vos autres sources d’inspiration pour cet album?
La référence de base, c’est le livre testament de Lucky Luciano, qu’il a dicté lorsqu’il s’est retrouvé exilé à Naples à la fin de sa vie. C’est un récit qui ne correspond pas forcément tout à fait à la réalité, mais c’est sa version des faits. Je me suis également basé sur un autre bouquin qui s’appelle « Le gang des rêves » de Luca Di Fulvio, qui se déroule exactement à la même époque et qui est absolument génial.
Parfois vous faites le scénario et le dessin de vos BD, d’autres fois vous collaborez avec d’autres. Qu’est-ce qui détermine votre choix?
A la base, si j’ai choisi de faire des collaborations avec des scénaristes, c’est parce que mes propres scénarios n’étaient pas encore au point. Cela m’a donné la chance de rencontrer Corbeyran. En travaillant avec lui, j’ai pu apprendre le métier de scénariste. Aujourd’hui, lorsque j’imagine une histoire, je dois bien reconnaître qu’il y en a certaines que j’ai envie de dessiner et d’autres que je n’ai tout simplement pas envie de mettre en images. Je préfère donc les proposer à quelqu’un d’autre. Les envies scénaristiques ou dramatiques ne sont pas forcément les mêmes que les envies esthétiques, voire même que les capacités. Dans la série « L’art du crime », par exemple, il y a certaines parties qui se passent dans la Grèce Antique. Honnêtement, je ne pense pas que je serais capable de faire du péplum.
Est-ce que vous travaillez aussi sur d’autres projets?
Oui, je suis sur un autre projet pour le moment, mais je ne peux pas encore vraiment en parler. Je travaille dessus en même temps que sur le prochain « Agata ». Travailler sur deux projets en parallèle permet d’éviter l’ennui, mais ça permet surtout de réduire les risques inhérents au métier d’auteur de bande dessinée. Si jamais « Agata » ne marche pas, par exemple, je ne cours pas le risque de me retrouver sur la paille du jour au lendemain. Heureusement, l’accueil du premier épisode paraît être plutôt bon. Les premières séances de dédicace me montrent que j’ai un nouveau public, plus féminin. Cela me fait très plaisir. C’était d’ailleurs un peu l’objectif de ce polar sentimental, qui se focalise davantage sur la psychologie des personnages. Avant de me lancer, j’ai d’ailleurs fait lire le story-board à mes filles, qui ont 17 et 20 ans, pour m’assurer que ça leur plaise. Je voulais qu’elles soient intéressées par cette histoire. Je ne voulais pas faire un polar pur et dur, juste pour les mecs.
C’est pour cette raison que vous avez choisi de mettre votre héroïne en valeur sur la couverture de l’album?
Au départ, c’était effectivement ce que j’avais prévu. Mais ensuite, mon projet n’a pas été retenu par l’éditeur. Finalement, ce sont des représentants commerciaux qui ont signalé que la couverture ne faisait pas suffisamment polar. Pour corriger le tir, j’ai donc passé un week-end dessus et j’ai fait quelque chose de plus cinématographique. Le résultat final est convaincant, mais ça s’est fait in extremis.